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AccueilJournalNuméros parus en 2006N°48 - Avril 2006Mouvement anti-CPE > L’intérimaire et les exigences du patronat

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A propos de precarité

L’intérimaire et les exigences du patronat


Des TUC au CPE en passant par les CES, une précarisation s’opère par le bas depuis vingt ans. Mais pour une partie de la population, les conditions de vie, et accessoirement de travail, des précaires reste pour une large part méconnue. Cet article montre le parcours d’un intérimaire et laisse envisager le parcours d’un « CPE », ces contrats pouvant se résumer à de l’intérim moins cher pour les entreprises : pas d’agences à payer, moins de primes de fin de contrat... Inutile de préciser qu’avec la multiplication de ces contrats précaires les rares solidarités entre salariés vont finir de disparaître.


Du fait du fort taux de chômage que l’on rencontre à Beaucaire (25,2% en 1999), la vie dans les deux agences d’intérim de la ville est assez pittoresque. Toute une population précarisée passablement désabusée y défile : jeunes pas ou peu qualifiés pour la plupart enfants d’immigrés, mais aussi « vieux » ouvriers probablement récemment licenciés, qui se voient tous servir sur un ton monocorde la même litanie de la part des « hôtesses d’accueil » des agences : « Il n’y a pas de travail, c’est calme », « Dès qu’on a quelque chose on vous appelle », « Vous savez même pour nous c’est pas bon signe »... Dialogue presque rituel où l’art de l’euphémisme est omniprésent et où pourtant chacun comprend ce qui est en jeu derrière les mots feutrés de l’autre.

La sélection initiale : test « d’aptitude manuelle » ou test d’obéissance ?

Jusqu’au jour où un événement vient enfin troubler les habitudes de ce microcosme : IRM recrute des intérimaires, il y a beaucoup de places à pourvoir, et pour longtemps (nous dit-on). IRM, c’est quoi ? Idéale Résidence Mobile, c’est, comme le dit son site internet, « le leader incontesté du mobile-home en France » (c’est-à-dire « 40 % de parts de marché en 2004 et une croissance à deux chiffres chaque année, depuis sa création (1992)1 » d’après son big boss Patrick Mahé). Bref, IRM c’est du lourd : le site de Beaucaire compte plus d’une cinquantaine de salariés (estimation personnelle), ce qui change un peu des PME du BTP - spécialité locale - et de leur recrutement au goutte-à-goutte. Voilà un client dont les boîtes d’intérim, dans cet environnement quelque peu sinistré, ne peuvent se passer.

Un client qui par conséquent aura droit à un traitement de faveur - dont les premières victimes seront bien entendu les demandeurs d’emploi. Cela commence très en amont : environ un mois avant que le premier intérimaire soit « embauché » (il faudrait plutôt dire essayé), le message commence à diffuser, soigneusement formulé de manière anodine : « D’ici un mois un mois et demi on aura des postes à pourvoir, ça vous intéresserait quand même ? ». L’annonce d’une mission possible aussi longtemps à l’avance (contraire aux habitudes de l’intérim) est déjà un test pour mesurer la motivation du candidat : va-t-il chercher à en savoir plus ?

À partir de là va se mettre en place un processus continu d’écrémage à grande échelle, admirablement planifié. Trop de concurrents, pas assez de places : la rengaine est connue, pourquoi ne pas faire jouer à plein la concurrence ? C’est ainsi que la plupart n’auront même pas l’honneur de mettre les pieds à l’usine IRM : il faudra d’abord montrer patte blanche.

Première étape : « test d’aptitude manuelle » organisé par Adia. La règle est simple et explicite : quatre demandeurs d’emploi sont convoqués simultanément, et seuls les deux plus « aptes » manuellement parlant pourront voir la suite. Au programme : faire passer des lignes dans des intervalles, mettre des petits points dans des carrés, compter des briques, j’en passe, et des plus infantilisantes. Le tout dans une ambiance dirigiste / paternaliste des plus croustillantes (il fallait voir la tête de mon voisin de gauche n’osant pas avouer qu’il ne comprenait pas un exercice, et entendre sur quel ton, si sûr de son bon sens nauséabond, on lui dira : « Il n’y a pas de honte à pas comprendre, exprimez-vous, je ne vais pas vous manger ! + petit rire moqueur »). On peut émettre des doutes sur la valeur scientifique de ce test quand on sait que je l’ai moi-même passé avec succès ; mais là n’est pas l’important car l’objectif de ce test n’était pas tant de mesurer notre aptitude manuelle que notre servilité probable : attention aux consignes du chef, réponses polies, disponibilité d’esprit, mais aussi ponctualité. L’un de nous, ayant eu le malheur d’arriver en retard, s’est ainsi vu sèchement accueilli : « Il faut arriver à l’heure, monsieur, c’était compris dans le test », ce dont naturellement personne ne nous avait averti. Inutile d’ajouter que ce « candidat » avait par là même signé son arrêt de mort.

L’entretien d’embauche en intérim

Deuxième étape de la sélection, deux semaines plus tard, après « correction » individualisée du test : entretien personnel avec le directeur du site IRM de Beaucaire pour qu’il puisse lui-même prendre la mesure de la main d’œuvre proposée par les intérims ; exercice dans lequel M. Dufour (c’est son nom) semble exceller, pour ce que j’ai pu en voir : mises en gardes déguisées prononcées sur le ton de la responsabilité (« On a une bonne équipe, on n’a pas de problèmes entre nous », « Ici c’est pas le travail qui manque, mais rassurez-vous rien d’infaisable »), mais aussi, ce qui m’a plus surpris, bon nombre de questions posées sans avoir l’air d’y toucher, sur le ton de la conversation ordinaire, et qui revenaient finalement toutes à m’extorquer des renseignements sur mes motivations réelles, ma situation actuelle, et les raisons qui m’y avaient amené.

Je me dois de préciser, à l’attention de ceux / celles qui n’ont pas fait d’intérim, que la pratique de l’entretien « avant embauche » est tout à fait exceptionnelle dans ce cadre-là : moi-même n’y avais strictement jamais eu affaire, et il en va de même, pour autant que je sache, pour toutes les personnes de mon entourage ayant travaillé en intérim. La règle, en intérim, consiste plutôt à projeter directement l’intérimaire sur le site de travail, sans plus de préparation et d’information préalable que ça (si ce n’est, à la limite, une vague estimation du niveau d’exigence de la boîte), et de voir par la suite comment il se débrouille. Il faut par conséquent s’interroger sur l’utilité réelle de cet entretien pour l’entreprise, et se garder d’y voir, comme il me l’a été présenté, un souci « humanitaire » de la direction de se rapprocher de son personnel (qui bien évidemment n’en a rien à foutre). Je n’ai qu’une hypothèse à proposer : au vu de la manière dont s’est déroulé mon entretien, il avait pour fonctions :
1) de sélectionner encore les plus serviles (attention, motivation, obéissance aux consignes, « respect de l’outil de travail », etc.) - c’est ainsi que je serai le seul de ma « promotion » de quatre à être pris, bien que le deuxième « apte manuellement » ait lui aussi passé un entretien - ;
2) d’obtenir, à propos de ceux qui sont sélectionnés, le maximum d’informations sur leur situation qui seront autant de moyens de pression ultérieurs pour exiger d’eux de meilleures performances (Dufour cherchait ainsi manifestement à mesurer le degré de précarité de ma situation personnelle, et évaluait par là même le niveau de résistance - très faible en l’occurrence - que je serai susceptible de développer à l’égard de la hiérarchie).

Passées ces diverses épreuves de sélection, il me faudra encore patienter pratiquement trois semaines avant le coup de fil tant attendu qui m’avertira que je dois me rendre à l’usine dans l’heure même. Cela ne faisait qu’un mois et demi qu’on me parlait de ce travail, mais on n’avait apparemment pas eu le temps de me prévenir plus tôt... Flexibilité, quand tu nous tiens !

L’entreprise du XXIème siècle

Me voici donc qui fait ma tonitruante entrée chez IRM au beau milieu de l’après-midi, où je constate assez vite que si je veux rester un peu de temps dans la boîte il me faudra dissimuler la désorientation que tout individu ressent naturellement plongé dans un environnement inconnu. Une fois de plus, j’ai l’impression de subir une épreuve, car tout me semble fait pour redoubler ma désorientation : le chef d’équipe, à qui je dois dans un premier temps m’adresser, n’a guère de temps à me consacrer pour m’expliquer ce que je dois faire et me laisse pour ainsi dire dans les pattes des ouvriers, quant à eux « en pleine bourre », donc trop débordés pour me donner des consignes claires, et ne sachant d’ailleurs pas vraiment quelle tâche me confier, rien ne leur ayant été dit à ce sujet. À moi de me démerder pour avoir au moins l’air d’être utile : le directeur m’avait pourtant prévenu quand il m’avait dit qu’il lui fallait des gars « autonomes »...

Le lendemain matin, mon sentiment de perplexité ne peut que s’amplifier, quand, muni de mon sac plastique contenant mon repas de midi, en plein atelier, juste après que la cloche ait sonné l’heure de se mettre au boulot, je me tourne vers le directeur (c’était à ce moment-là l’une des seules têtes que je connaissais) pour lui demander où je pouvais trouver un frigo, et me vois répondre sur un ton sensiblement différent de celui qu’il avait lors de l’entretien : « Vous savez, quand on arrive dans un endroit inconnu, on prend ses dispositions, on arrive en avance, c’est comme quand on prend un train dans une gare qu’on ne connaît pas. » Ne pouvant bien évidemment rien lui répliquer (et j’avoue qu’à 7h du matin mon sens de la réplique est passablement diminué), je prends note du conseil avant d’en être réduit à planquer mon panier repas dans un bureau désert jouxtant l’atelier, et tant pis pour le frigo, la productivité s’impatientant. J’apprendrai plus tard qu’il y a un réfectoire sur le site de travail, dans un autre bâtiment que l’usine proprement dite, et que c’est là qu’on peut trouver un frigo : élément d’information qui aurait pu m’être communiqué lors de l’entretien...

Bon gré mal gré, je commence cependant à prendre quelques repères, et peu à peu j’arrive à me faire une idée de la boîte dans laquelle je me trouve : premier constat, c’est que la direction, quasi omnipotente, a tout le loisir d’imposer ses exigences exorbitantes à des salariés qui ne lui opposent pratiquement aucune résistance. Ainsi, durant les trois semaines que j’y aurai au total passées, la cadence passera d’1h10 à moins d’une heure pour accomplir les mêmes tâches, l’arrivée des intérimaires étant censée permettre cette accélération ; la durée journalière de travail passera de 8h à 8h30, soit 42h30 hebdomadaires ; le tout sans que j’aie pu assister à la moindre protestation (au contraire, la réaction la plus répandue chez les ouvriers était de se réjouir de l’augmentation du temps de travail, celle-ci leur permettant de toucher plus d’argent - l’idée même de lutte syndicale pour l’augmentation des salaires n’étant par ailleurs jamais évoquée, à croire qu’elle a même disparu de l’imaginaire ouvrier...). Autre fait marquant relevant de la même logique : dans cette boîte, fumer une cigarette ou même simplement boire un café sont des actes interdits (il n’y a ni zone fumeur ni machine à café). Il est rassurant de constater que de fait, les ouvriers contournent ces interdictions : les toilettes tiennent lieu de zone fumeur (malgré la proximité de l’arrivée de gaz...) et des cafetières ont été installées plus ou moins en cachette dans les placards à proximité des postes de travail. Mais il ne faut pas être naïf : par l’interdiction, la direction ne vise certainement pas l’éradication pure et simple de ces pratiques, ce qui lui ferait rencontrer trop d’opposition (elle est d’ailleurs forcément au courant des transgressions qu’elle tolère) ; il s’agit plutôt d’écourter et d’instituer comme fautes de telles pratiques. Ainsi les ouvriers s’ils le veulent peuvent bien boire leur café ou fumer leur clope, mais ils sont tenus de le faire en se cachant et en se pressant (ce qui donne lieu à des scènes grotesques, quand, planqués derrière un placard, les ouvriers sont obligés de guetter l’éventuelle venue du directeur ou du chef d’équipe).

M’interrogeant sur les raisons de cette servitude généralisée, je trouvais plusieurs éléments de réponse. Tout d’abord, il y a bien évidemment la menace du chômage, que les ouvriers ont tellement intériorisée que la direction ne prend même plus la peine de la rappeler explicitement. Mais il faut aller plus loin, et comprendre comment cette donnée économique primordiale sert de support à tout un système de gestion du salariat mis en place par la direction. J’ai ainsi constaté assez vite que la plupart des salariés étaient entrés dans l’entreprise par le biais de l’intérim et ne s’étaient fait embaucher qu’après avoir été intérimaire pendant une longue période (jusqu’à un an) : en d’autres termes, chez IRM, on n’obtient un CDI qu’après s’être montré non seulement productif mais aussi obéissant sur une longue durée, ce qui garantit à la direction que ceux qu’elle aura « élus » ne lui opposeront par la suite, sauf exception, jamais de résistance (bien peu se révèlent rebelles parmi ceux qui ont accepté aussi longtemps de fermer leur gueule). Tout ceci a de plus pour conséquence que les intérimaires constituent en permanence une part non négligeable des ouvriers qui travaillent sur le site : d’après ce que j’ai pu voir et entendre, il y avait au moins 30% d’intérimaires sur le site IRM de Beaucaire, ce qui fait autant de personnes qu’on peut virer du jour au lendemain sans justification. On peut donc parler à bon droit d’un système de gestion du personnel dont la clef de voûte est l’intérim, c’est-à-dire le salariat légal le plus précaire qui soit : c’est bien tout le système de production d’une telle entreprise qui serait à revoir si jamais elle se retrouvait privée d’une telle main d’œuvre.

La flexibilité sur le site de travail

Dans ce mode de production qui use et abuse des possibilités légales qu’offre l’intérim, l’intérimaire est soumis à un régime de traitement extrêmement exigeant, comme j’allais le découvrir à mes dépens. Remplaçable à tout moment, l’intérimaire doit continûment conquérir son maintien dans l’effectif et tout est fait pour que soit sans cesse présent à son esprit le statut éminemment fragile qui est le sien. Il n’y a d’intérimaire que sur la sellette ; une épreuve perpétuelle et indéfiniment prolongeable, où le « succès » n’attire aucune considération, et où le premier « échec » est fatal, voilà en quoi consiste la vie d’un intérimaire sur son lieu de travail.

C’est ainsi que pendant mes dix premiers jours de travail, je n’ai pas fait plus de trois jours au même poste ; il m’est arrivé de faire trois ou quatre postes successifs dans la même journée. Ces multiples changements de poste ne sont pas seulement désagréables humainement (ils obligent à changer fréquemment de partenaires et à devoir sans cesse refaire connaissance avec de nouveaux partenaires, sans jamais avoir la possibilité d’approfondir des relations par ailleurs d’emblée placées sous le signe de l’éphémère) ; ils sont aussi inséparables d’une plus grande quantité de travail à fournir : à chaque poste il faut réapprendre tout, manier de nouveaux outils, prendre connaissance des exigences spécifiques au poste (pas toujours clairement énoncées, c’est le moins qu’on puisse dire), assimiler toutes ces petites astuces qui permettent d’accroître sa productivité à moindre effort et permettent de tenir la cadence. Un changement de poste, c’est concrètement au moins deux ou trois heures de pleine bourre : inutile de décrire l’état de fatigue physique et nerveuse que l’on éprouve après une journée de travail qui en a compté deux ou trois...

De plus, les chefs d’équipe m’utilisaient visiblement comme bouche-trou. La plupart du temps j’arrivais à un poste qui avait pris du retard, et j’en changeais au moment même où enfin j’étais parvenu à prendre un peu d’avance, sans que je puisse jamais « profiter » de la tranquillité d’esprit que permet le fait d’être en avance. Certains jours, j’étais même chargé de faire des opérations à plusieurs postes différents, parfois situés à quarante mètres les uns des autres. Pendant 8h j’étais donc obligé de passer d’un poste à l’autre, et tenu d’avoir un œil sur l’avancement du travail de tous les postes où je devais intervenir, afin d’être présent au bon moment au bon endroit.

Finalement après ces dix jours passés dans la plus totale instabilité, j’eus enfin le plaisir d’être fixé à un poste pendant presque une semaine entière. À cela il y avait une raison que je ne découvrirai que plus tard, à la fin de ma mission : je n’avais pas été prévu dans l’effectif cette semaine-là, mais personne n’avait jugé bon (ou trouvé le temps) de m’en avertir, ce qui fait que je m’étais pointé le lundi matin. Sur le moment j’ai presque vécu cette stabilisation comme une marque de reconnaissance (du genre « T’en as chié pendant dix jours, maintenant tu as bien le droit de te poser un peu »). Là j’eus enfin l’occasion de dialoguer un peu longuement avec le collègue avec lequel je travaillais. L’interrogeant sur son passé dans la boîte - il était embauché depuis plusieurs années -, je pris connaissance d’une histoire à la fois banale et horrible, bien révélatrice des souffrances, petites et grandes, mesquines et énormes, que doivent endurer quotidiennement les ouvriers. Il avait eu le malheur de tomber du toit d’un mobile home, accident de travail qui lui avait valu une opération au genou. De retour après son arrêt, il avait été « puni » (c’est le mot qu’il a employé) en étant placé au poste où nous nous trouvions tous deux : un des mouvements à répétition qu’exigeait ce poste mettait particulièrement à contribution son genou, pas tout à fait guéri, et du coup difficilement guérissable dans ces conditions.

Surveillance

Voilà comment la vie se déroule à IRM. Le tout sous l’œil avide et impudique du directeur, circulant régulièrement dans les allées, attentif jusqu’à la passion à ce que ne diminue pas d’un pouce la pression auxquels sont soumis ses employés. J’ai quant à moi été victime de cet œil, qui m’avait dès le départ élevé au rang de brebis galeuse, après l’affaire du panier-repas du premier matin. L’œil m’a surpris, le lundi matin suivant, - crime de lèse-productivité - les mains dans les poches. Est-il utile d’arguer qu’il était alors 7h30, que je travaillais à proximité d’un volet grand ouvert sur l’extérieur où le froid régnait, que je n’étais pas immobile, mais en train de me déplacer d’un endroit où j’avais eu quelque chose à faire jusqu’à un autre endroit où m’attendait une nouvelle tâche, et qu’au cours de ce déplacement je n’avais rien à transporter, et donc les mains libres ? Non, cela n’est pas utile : la faute est là. Tes mains ne sont jamais libres au travail, tes mains ne sont plus à toi pendant 8 heures, tu es payé parce que tu les a vendues et qu’on les a achetées. Le mot d’« esprit » tombe, en attendant la sanction : « Sortez les mains de vos poches, vous risquez de tomber ». J’ai eu beau faire depuis, je n’ai toujours pas compris le(s) sens de cette phrase ; je la livre quand même, à titre de curiosité ethnographique. Si quelqu’un perce le mystère, qu’il me fasse signe...

À la suite de cet incident, j’étais définitivement classé parmi ceux dont il fallait se débarrasser au plus vite. Ce qui m’a valu de vivre des situations saugrenues : témoin cette scène qu’on pourrait croire issue d’un mauvais film comique qui a vu le directeur me suivre des yeux tout le long du trajet qui m’amenait de mon poste à la fontaine la plus proche et vice versa. Tout ça parce que j’avais eu la mauvaise idée de croiser sur ma route une collègue pas encore aperçue dans la journée - ce qui fait que j’ai bien dû m’arrêter trois secondes, avant que je me rende compte de la présence de la mine renfrognée du directeur à quelques mètres de nous...

La « faute » et l’« arrêt »

Je me savais donc menacé. Cependant mon « arrêt » - c’est comme ça qu’on (te le) dit quand on est viré en intérim - m’a été annoncé d’une telle manière que sa survenue a tout de même réussi à me surprendre : un lundi soir, alors que je m’attendais au moins à finir la semaine entamée (ce qui est la coutume), et cinq minutes avant la fin de la journée. Une demi-heure plus tôt, un chef d’équipe auquel je n’avais jusque-là jamais eu affaire était venu me demander si j’étais partant pour faire une heure supplémentaire le lendemain matin, ce qui signifiait qu’il fallait être présent sur le site à 6h au lieu de 7h. Encore un peu fatigué de mon week-end, déjà entamé par la journée écoulée, et peu matinal de nature, j’avais refusé, estimant que 7h30 supplémentaires (mais obligatoires) par semaine c’était amplement suffisant pour moi. « Moi je dors à cette heure-là », avais-je rétorqué. Ce fut la dernière erreur qu’on me laissa commettre. Encore faut-il préciser que je n’aurais jamais usé d’une telle « liberté » de langage si j’avais su à qui j’avais affaire. Tout ce que je savais de l’homme qui venait de m’adresser la parole, c’est qu’il était le délégué CGT du site (un collègue m’avait cependant averti qu’il se servait de ce pouvoir afin de satisfaire ses ambitions personnelles, et qu’il risquait fort de ne pas être réélu). Naïf que je suis, je n’avais pas imaginé qu’un délégué CGT pouvait être aussi par ailleurs chef d’équipe. Vingt minutes plus tard, revoilà l’homme qui s’approche de moi, s’enquiert de mon nom afin de s’assurer qu’il s’adresse à la bonne personne, puis chuchote presque à mon oreille afin que le collègue situé non loin de moi n’entende pas : « Vous viendrez me voir à la fin, hein ? Pensez-y. » Ce que je fais quelques minutes plus tard, animé d’un mauvais pressentiment. Mon interlocuteur m’annonce alors, et alors seulement, que je suis « arrêté », au motif que celui que je remplace est de retour. M’étonnant d’un motif aussi manifestement bidon (la boîte étant en plein recrutement massif d’intérimaires), je demande calmement si par hasard le motif réel ne serait pas que je ne vais pas assez vite. En face il ne se dégonfle pas, me soutient que je pourrais être repris d’ici quelque temps, et va même jusqu’à me dire qu’il passera un coup de fil à mon agence d’intérim afin qu’on me retrouve rapidement du boulot. Le coup de fil n’a toutefois pas eu lieu devant moi, et n’a vraisemblablement pas eu lieu du tout. Mais l’important n’est pas là : l’important est que tout se soit passé en douceur, sans heurts, parce que tout avait été fait pour réduire au maximum les possibilité de heurts. Tellement déboussolé par cette conservation à la fois inattendue, absurde et annonciatrice de difficultés de tous ordres, j’ai même quitté mon interlocuteur en le remerciant pour le coup de fil... Que pouvais-je dire ? On ne m’avait strictement rien reproché, ni là, ni auparavant. Et le temps que je me rende compte que je m’étais fait couillonner en beauté, la journée était finie, tout le monde rentrait chez soi et je n’avais plus personne à qui m’adresser, ne serait-ce que pour le plaisir un peu surfait de pousser une gueulante qu’enfin je pouvais (un peu) me permettre (car cela serait bien évidemment remonté jusqu’à mon agence d’intérim, et m’aurait encore plus mis en mauvaise posture vis-à-vis d’elle). Admirable mécanique : il a été décidé que l’intérimaire - et bientôt l’embauché ? - ne poserait pas problème, et il n’en pose (presque) pas, parce qu’il ne peut (presque) pas. On n’a pas le temps pour ça : « On a une bonne équipe, on n’a pas de problèmes entre nous », comme me l’avait dit Dufour... Sorti du boulot, après avoir salué sans doute pour la dernière fois quelques collègues, je me rends tout de suite chez Adia, afin de signer mon contrat, non sans nourrir l’espoir que je pourrai peut-être en signer un courant jusqu’à la fin de la semaine, et être ainsi payé quelques jours de plus. Espoir vain : il n’y a pas encore de contrat prévu pour cette semaine (ou peut-être me l’a-t-on dissimulé ?), et la journée que je viens de travailler peut relever du précédent, avec la « flexibilité ».

L’intérim ou comment éloigner le conflit

Cette visite m’aura tout de même été utile. Elle m’aura conforté dans l’idée que je me faisais de la fonction des agences d’intérim dans le système de production néolibéral : elles tendent à endiguer, à désamorcer les conflits, car elles sont les lieux où on les confine, où ils peuvent enfin s’exprimer, certes, mais loin de l’appareil de production, à vide et trop tard, puisqu’on n’y a pas affaire aux bonnes personnes et que tout est déjà joué. Ce n’est que chez Adia que j’aurais la confirmation de ce qui n’était jusqu’alors qu’un fort pressentiment : que j’étais très mal vu par mes supérieurs (« l’affaire » des mains dans le poches leur était même remontée, et j’avais failli, paraît-il, être convoqué à l’agence pour une séance de remise en place - je ne sais pas comment ils appellent ça dans leur vocabulaire, mais ça doit être croustillant ; c’est là que j’appris aussi que j’aurais dû être viré une semaine plus tôt). Seulement là, je pouvais comprendre réellement ce qui m’était arrivé depuis trois semaines. Sentiment bizarre : j’étais presque soulagé qu’on me dise enfin ce qu’on me reprochait, parce qu’enfin je pouvais me défendre - jamais je n’en avais eu la possibilité auparavant, rien ne m’étant reproché explicitement, l’hostilité ne s’exprimant qu’insidieusement, par un ensemble de gestes, de regards et d’attitudes toujours ouverts à l’interprétation. Enfin combatif (parce que mis dans les conditions où l’on me donnait les moyens de l’être et où l’on tolérait, en quelque sorte, que je le sois), j’essayais de cerner précisément ce qui m’était reproché. Trop lent, pas assez productif, me répondit-on. Je n’avais pourtant jamais mis en retard la chaîne (malgré mes nombreux changements de poste) ; mis sur des postes en retard, je les avais quitté fréquemment en avance ; et sur le seul poste sur lequel on m’avait stabilisé pendant la dernière semaine, nous avions toujours été en avance. Et si vraiment j’étais trop lent, n’aurait-on pas pu me le signaler ? Sait-on jamais, j’aurais peut-être accéléré... Mais voilà : on ne me l’a pas dit. Et pour cause, je n’étais pas trop lent. La thèse de l’improductivité doit donc être rejetée elle aussi.

Le sens de l’esthétique du patronat

Alors pourquoi en définitive m’a-t-on viré ? La seule possibilité qui reste est qu’on m’a viré parce que le boulot que je faisais suffisamment vite, je le faisais avec trop d’extériorité, de détachement, de nonchalance, sans implication. Je n’ai jamais cherché à faire croire que la production d’un demi-mobile home de plus par jour était pour moi d’une importance vitale. Je n’ai jamais cherché à cacher que la partie la plus importante de ma journée, la plus digne d’attention et d’intérêt, commençait quand je quittais l’usine. Pour cela, pour ce non-affichage de bonne volonté (à ne pas confondre avec un étalage de mauvaise volonté), j’ai été estimé dangereux par la direction car susceptible de donner un mauvais exemple à d’autres, chez qui une telle attitude entraînerait par contre peut-être une chute de productivité. Voici la raison, ridicule à formuler : c’est pour ça qu’elle ne l’a pas été devant moi.

Que cela soit vrai, que je sois pour eux par mon attitude un danger, petit ou grand, à court ou à long terme, importe peu. Ce qui importe, c’est ce fait brutal : le capitalisme peut désormais laisser libre cours à son allergie envers ceux / celles qui ne lui adressent pas huit heures par jour des signes de dévotion ; et ce mouvement est appelé à s’amplifier, si l’on en juge les nouveaux contrats CNE / CPE pondus par le gouvernement, qui autorisent son extension au domaine de l’embauche « normale ». Le système de production peut aujourd’hui, en toute impunité et avec la grande facilité du monde, virer des personnes non d’après leur faire, mais d’après leur paraître2, et ce dans des secteurs de production pure, où il n’y a strictement aucun rapport avec la clientèle. Il s’en est donné les moyens (les agences d’intérim) ; il trouve autour de lui les conditions qui le lui autorisent : un chômage de masse. Le critère pour participer à la production n’est pas (plus ?) homogène à celle-ci ; ce n’est pas la productivité de la personne qui compte, ou plutôt cette dernière n’est que la condition nécessaire ; la condition suffisante déborde la praxis pure, elle relève aussi du domaine de l’éthique et de l’esthétique : il faut montrer que l’on adhère aux valeurs du productivisme. Produire, oui ; mais avec style, avec le style de la soumission.

Pour parler comme Michel Foucault, l’intérimaire, comme sans doute tou-te-s les dominé-e-s mais sous d’autres modalités, est au cœur d’un processus d’assujettissement, mot qu’il faut prendre en son sens littéral : on exige de lui, et par là on suscite en lui, une certaine subjectivation, une certaine manière d’être subjective, qui comprend à la fois, l’un n’allant pas sans l’autre, un mode de pensée et un comportement spécifiques. Et c’est vraisemblablement d’abord par le refus de telles assignations identitaires que commence de s’exprimer la liberté.

JP, Scalp 30

(merci à Sadia pour les corrections)

1. http://www.irm-sa.fr/img/presse/big... Bien évidemment, cette logique laisse aussi la porte grande ouverte aux pratiques racistes de discrimination déjà largement diffusées à l’embauche, et qui trouvent ici un moyen d’opérer non plus ponctuellement et initialement mais de manière étalée dans le temps.


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