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Empire et MultitudesNotes critiques sur le livre de Toni Negri et Michael HardtPour affronter le moment présent, et cerner le contour de l’ennemi, il n’est peut-être pas mauvais de réviser nos armes conceptuelles, et de voir si nous pouvons en saisir d’autres. Pour cela, nous sommes allés voir du côté de Toni Negri et de son compère Michael Hardt, qui ont systématisé ces notions d’Empire et de Multitudes qui ont tant servi à Gênes et qui se répandent aujourd’hui dans les milieux militants sans qu’on sache toujours si c’est juste le dernier chic théorique ou s’il s’agit d’une réelle avancée de l’intelligence collective.
Au terme d’un survol en rase-mottes d’Empire (Edit. Exils) et d’une lecture de l’article de ces deux auteurs paru dans ContreTemps n°2, (septembre 2001), voici une première approche des deux notions clés, et un recensement de ce qui, à mon sens, constitue leurs forces et leurs faiblesses. La notion d’Empire 1. définition "L’empire est le sujet politique qui règle effectivement les échanges mondiaux, le pouvoir souverain qui gouverne le monde." Empire, p. 16 2. Caractéristiques de l’Empire L’empire est sans limites spatiales (" aucune frontière territoriale ne borne son règne "), ni temporelles (il se présente comme "un ordre qui suspend effectivement le cours de l’histoire et fixe par là même l’état présent des affaires pour l’éternité"). Il est le modèle même du biopouvoir ("non content de réguler les interactions humaines,
3. Force de la notion D’abord, cette notion permet d’échapper au vieil anti-impérialisme et à l’anti-américanisme. L’anti-impérialisme qui se cramponne à une nation faible agressée par l’économie et la culture d’une nation forte souffre d’un défaut rédhibitoire : rien ne permet d’affirmer que, d’un point de vue universel, les valeurs de la petite nation soient toujours supérieures à celle de la grande. Les fils des Vietnamiens qui se sont battus pour l’indépendance de leur pays adoptent volontiers les codes, la musique et les tenues de la culture américaine : faut-il regretter le réalisme socialiste ou la culture mandarinale ? L’anti-américanisme identifie l’Amérique du Nord à ses faces les plus agressives ou les plus bêtes. Vaine tentative, quand nous sommes tous baignés aussi dans ce qu’elle apporte de plus neuf et de plus dynamique : que serait notre sensibilité sans le blues et sa suite, sans le polar américain et Raymond Carver, le cinéma des belles années, l’esprit New York, l’esprit San Francisco, la révolution hippie, la tradition du syndicalisme IWW, une certaine décontraction souriante à l’opposée de la prétention coincée et petite-bourgeoise européenne ? S’il y a tant de raisons de la détester, il y en a aussi beaucoup d’aimer l’Amérique. La notion d’Empire offre la meilleure description de ce qu’il y a de plus neuf dans l’époque : le transfert de souverainetés qui s’opère des Etats vers des organismes supranationaux ; la déterritorialisation des forces dominantes : ce sont les institutions internationales, les firmes transnationales, les flux financiers, les ONG, les mafias, les internationales terroristes. Et comme le montre l’exemple Ben Laden, il n’y a pas de rupture de la continuité entre ces différentes forces (le trafic de drogue alimente Ben Laden qui utilise aussi bien les circuits financiers que certaines ONG). Cette notion montre sa fécondité quand elle permet, par exemple, de mieux saisir le phénomène Ben Laden. Fils de l’Arabie Saoudite, c’est à dire d’un pays qui est à la fois le coeur de la tradition musulmane et une entité fabriquée par le commerce pétrolier et la politique US, ce capitaliste moderne et avisé aussi à l’aise dans l’économie ouverte que dans l’économie souterraine, solidement allié aux talibans qui haïssent ces technologies de l’image dont il manifeste la plus grand maîtrise, chef d’un réseau qui communique par messages cryptés sur internet et manieur d’une idéologie religieuse archaïque, Ben Laden est une entité consubstantielle de l’Empire. On ne peut comprendre le phénomène Ben Laden dans son ampleur et sa complexité qu’en le replaçant dans un ensemble dont la notion d’Empire donne une bonne approche. 4. faiblesses de la notion La guerre en Afghanistan peut être lue comme le retour du refoulé de l’Empire, le retour de ce que son concept comme sa réalité refoulent : le territoire. Il est bien vrai que le pouvoir dominant la planète est largement déterritorialisé mais l’accent mis exclusivement là-dessus ne permettrait pas de comprendre pourquoi les plus puissantes forces de destruction, de représentation et de compassion - première armée du monde, médias et ONG - se concentrent aujourd’hui sur ce territoire-là.
Ce qui se passe en Afghanistan n’est pas seulement le résultat de l’attentat du 11 septembre, événement dont la violente singularité s’est affirmée dans l’éther des télécommunications et dans l’immatérialité de l’imaginaire universel. C’est aussi, comme l’attentat lui-même, le résultat de l’affrontement de logiques territoriales, d’impérialismes rivaux. On essaiera plus loin d’en tracer les contours. Relevons seulement pour l’instant que la guerre afghane est un épisode du nouveau Grand Jeu, dans la continuité de l’ancien (opposant la Russie et l’Angleterre), qui s’étend sur les deux derniers siècles passés et au-delà, poursuit une histoire millénaire d’invasions venues des steppes, de route de la Soie et de descentes vers les " mers chaudes ". L’histoire-géo manque à l’Empire. La notion de multitude 1. Définition "L’autre tête de l’aigle impérial [avec l’Empire] est la multitude plurielle des subjectivités productives et créatrices de la mondialisation." Emp. p.92 2. Force de la notion A Gênes, durant les manifs ou pendant les pauses, quand on regardait autour de soi, on sentait bien que le terme " multitudes ", au pluriel, était le mieux à même de décrire ce dans quoi on était plongé, ce dont on était partie prenante. La notion évoque celle de la masse, du caractère massif : les centaines de milliers de manifestants, les centaines de millions d’être humains dont la coopération en réseau produit les richesses sociales et qui pourraient les produire autrement qu’au service de la logique capitaliste. La notion contient aussi l’idée du caractère multiple : multiplicité des pratiques, celles des paysans sans terre du Brésil, des partisans de l’annulation de la dette, des militants de la lutte contre le sida, des opposants aux OGM, des partisans de la libre circulation et de l’abolition des frontières, des casseurs, des non-violents… pratiques singulières, non homogénéisées, dont la radicalité ne se mesure pas à l’aune d’un dogme, fût-il radical, et qui sont entrées dans des rapports de coopération pour lutter contre l’ennemi ultime et commun qu’elles ont identifié. Cette notion qui a décidément abandonné la centralité de la classe ouvrière ou du "travailleur" s’adapte évidemment mieux à ce que j’estime (1) être l’expression la plus puissante des forces du changement social. 3. faiblesses de la notion Dans la mesure où elle s’appuie toute entière sur le développement des techniques de communication, elle pêche par une absence de critique de la technique. On sait pourtant qu’il n’y a pas de technique innocente, qu’une technique est toujours le produit de rapports sociaux donnés, et qu’elle est profondément marquée, orientée par les nécessités de la forme sociale dominante qui l’a produite. Paradoxalement, il y a chez Hardt-Negri une espèce d’apologie des forces productives qui rappelle de poussiéreux souvenirs. Rappelez-vous : c’était le credo de la gauche, au temps où on pensait que le développement des forces productives, entrant dans une contradiction insurmontable avec les rapports de production, amènerait l’avènement du Grand Soir. C’était avant qu’on s’aperçoive que les forces productives risquaient de pourrir la planète et de décerveler ses habitants bien avant qu’on ait réalisé le communisme… L’usage subversif des techniques de communication ne doit pas empêcher d’en opérer la critique. Pour donner un exemple, quiconque a jamais eu un usage amoureux du mail et du portable sait à quelle simplification-hystérisation des rapports humains ces moyens si commodes peuvent conduire… Pour en revenir à nos austères auteurs, leurs théorisations sur la multitude touchent parfois, à mon sens, au délire, quand ils s’avancent sur le terrain de l’ "hybridation" et de l’apologie des "nouveaux barbares" dont la transformation corporelle exigerait de reconnaître qu’ "il n’y a pas de frontières fixes et nécessaires entre l’homme et l’animal, l’homme et la machine, le mâle et la femelle" Emp. p.269, ou quand ils se lancent dans une théorie de la "république", remplacée in fine par celle du "posse". Conclusion d’un raid théorique : l’hardnegrisme, mon mode d’emploi Ayant reconnu la nouveauté de l’apport et ses limites, j’utiliserai les notions avancées par H&N quand elles me seront utiles, sans me laisser enfermer ni dans un système prétendant à la cohérence, ni dans une vulgate. Serge Quadruppani (1) De cette estimation, on prendra le temps de s’expliquer ailleurs, et plus tard. |
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